Une crise sans précédent a ébranlé l’hôpital des Îles la semaine dernière, faisant la manchette de tous les grands médias au Québec. Sommairement décrite par le ministre Gaétan Barrette comme un problème de coordination et de collaboration chez les médecins et avec l’administration, la situation est néanmoins extrêmement préoccupante parce qu’elle laisse planer un sérieux doute sur l’accessibilité et la qualité des soins offerts aux Madelinots.
L’importance et l’étendue du problème sont telles qu’une délégation extraordinaire de représentants du ministère de la Santé et des différentes fédérations de médecins a passé trois jours au Centre intégré de santé et de services sociaux des Îles (CISSS) pour évaluer la situation et tenter de régler la problématique. Le sous-ministre en titre était accompagné des présidents de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec et de la Fédération des médecins spécialistes, des représentants des associations québécoises des chirurgiens, des anesthésiologistes et des spécialistes en médecine interne, de même que du Collège des médecins. Ces gens ne se déplacent pas tous aux Îles en même temps pour faire du tourisme…
Une bombe
Une lettre de l’avocat spécialisé en santé, Jean-Pierre Ménard, obtenue par le quotidien Le Soleil et révélant certains des problèmes observés au CISSS des Îles, a permis de mieux saisir l’ampleur de la situation. Et elle a eu l’effet d’une bombe. Gestion déficiente du service de chimiothérapie, médecins et infirmières qui outrepasseraient leurs compétences, intimidation et harcèlement entre médecins et de la part de certains administrateurs, le portrait est peu flatteur pour l’organisation des soins de santé aux Îles. L’avocat a même évoqué un non-respect des normes de sécurité des patients, notamment lors du funeste écrasement d’avion du 29 mars 2016.
Selon Me Ménard, les problèmes perdurent depuis des années sans que le ministère ne se formalise de la situation. Il n’est d’ailleurs pas très clair de qui provient l’initiative de tenter enfin de crever l’abcès. La direction du CISSS a fait savoir qu’elle avait demandé la tenue de cette rencontre, une affirmation contredite par la Fédération des médecins spécialistes du Québec qui soutient l’avoir réclamée après avoir été informée par ses membres de faits troublants depuis deux ans.
Échos politiques
De son côté, le ministre Gaétan Barrette admet qu’il était au courant de la situation, en se défendant bien d’avoir trop longtemps laissé pourrir le climat au CISSS des Îles. Si le ministre défend la qualité des soins et la compétence des médecins, il admet sans réserve que le climat de travail est tendu et malsain en raison de «conflits interpersonnels» entre médecins de famille et médecins spécialistes, entre l’administration et les médecins. Il est néanmoins difficile d’imaginer que les «guerres de clochers» que décrit le ministre n’ont absolument aucun impact sur les patients. Les récents problèmes de recrutement d’anesthésistes, qui ont bien failli entraîner le transfert de plusieurs femmes enceintes à Québec pour plusieurs semaines, en sont l’exemple le plus éloquent. Les très graves allégations de Me Ménard devront aussi être vérifiées et, le cas échéant, démenties par des faits.
Le rapport préliminaire remis au ministère et au CISSS des Îles par le groupe d’experts devrait permettre d’en savoir davantage. La directrice de l’établissement s’est engagée à rendre le rapport public «en temps opportun». Les Madelinots n’en attendent pas moins. C’est une question de transparence élémentaire, mais également une condition sine qua non pour rétablir la confiance du public envers l’organisation des soins de santé dans l’archipel.
De son côté, le chef de l’opposition Jean-François Lisée a réclamé une enquête indépendante, soutenant qu’on ne peut pas demander aux responsables de la prestation des soins de santé «d’enquêter sur leurs propres manquements». Rejetée du revers de la main par le ministre Barrette, cette proposition n’en constitue pas moins une pression utile en faveur d’un suivi rigoureux, neutre et objectif de la question.
Un hôpital malade?
Surtout qu’il appartient à l’administration du CISSS d’apporter les correctifs nécessaires pour rétablir la situation et la confiance des usagers. Une administration affaiblie par cet «audit» qui avait toutes les allures d’une intervention de sauvetage de dernier recours. La direction du CISSS a d’ailleurs toujours nié publiquement l’existence d’une problématique interne pour expliquer les récentes difficultés de recrutement et de rétention des médecins spécialistes. À mots couverts, plusieurs parlaient depuis longtemps d’un climat «toxique», d’un abcès à crever et de dysfonctions organisationnelles. Des symptômes qui ne mentent pas. On apprend aujourd’hui que régnait au surplus la loi du silence, une omertà.
Reconnaissant du bout des lèvres les pratiques de harcèlement et d’intimidation rapportées entre médecins, le ministre Gaëtan Barrette a également pointé du doigt les «maladresses» de l’administration. Cette affirmation est d’autant plus intrigante que le ministre, avec sa réforme, s’est arrogé le pouvoir de nomination, et donc de limogeage, des directions d’établissements et de la plupart des membres de leurs conseils d’administration. Il est également le seul à qui ces gens, qu’il a choisi politiquement de mettre en place, doivent rendre des comptes. Plus que tout autre ministre de la Santé avant lui, il porte donc une part de responsabilité dans l’administration locale des soins de santé au Québec. La crise majeure que vit le CISSS des Îles devient ainsi un crucial test de transparence face au déficit démocratique des établissements de santé créé par la réforme du ministre Barrette.
Les citoyens des Îles (comme ceux de partout au Québec) ont perdu leur pouvoir d’influence direct sur le conseil d’administration du CISSS il y a trois ans. Auront-ils au moins conservé la prérogative d’être informés en toute transparence sur l’organisation des soins se santé sur leur territoire, sur les possibles ratés du système et sur les solutions mises en place pour y remédier, bref, sur la qualité des soins auxquels ils sont en droit de s’attendre?